LES HOMMES DE MON KSAR
À VOUS VOTRE RELIGION, À MOI LA MIENNE !
Cette fois-ci encore, je reste à l'intérieur du Ksar de Goulmima pour vous narrer une histoire authentique que deux amis habitants de ce Ksar ont vécue.
Cette histoire s'est déroulée dans les années 40, douze années après l'occupation de Goulmima par les forces françaises et l'installation de leur administration coloniale à Tizi n'imnayen.
À l'intérieur du Ksar deux amis Amazigh avaient une petite échoppe commune dont la superficie ne dépassait pas 4 mètres-carrés et dans laquelle ils vendaient du thé, du sucre, des allumettes, du pétrole à lampes et bien d'autres produits de première nécessité. Ces deux amis qui étaient appréciés par les habitants du Ksar pour leur gentillesse, leur honnêteté partageaient tout sauf la religion. Boudy était musulman et Aggou juif. Leur échoppe ouvrait sept jours sur sept. Boudy ne s’absentait que pendant la journée du vendredi et Aggou lui, avait opté pour la journée du samedi. L’honnêteté de ces deux commerçants avait fait d’eux les hommes de confiance du Ksar au point où de nombreuses personnes leurs confiaient argent et bijoux pour qu’ils les gardent dans leur coffre.
Un jour après la prière du vendredi, le Fkih du Ksar interpela Boudy et lui dit:
- Dis-moi Boudy, pourquoi tu n'essaies pas de convertir à l'islam ton associé ? C'est un homme honnête et sérieux à qui il ne faut que prononcer la profession de foi pour aller directement au paradis. Il faut que tu lui en parles. Tu feras de lui un bon musulman et toi de ton côté, tu auras ta part de récompense de la part d’Allah !
- Je lui en parlerai dimanche, car demain c’est son jour de repos et il a prévu d’aller visiter avec sa famille le mausolée de Khouya Brahim*. Répondît Boudy.
Le dimanche, alors qu'ils déjeunaient ensemble dans la petite boutique, Boudy prend son courage à deux mains et dit à Aggou:
- J'ai vu le fkih Sidi Hmad vendredi après la prière. Il m'a dit de te dire qu'il te suffit de prononcer la "Chahada" pour devenir musulman et accéder directement au Paradis.
Aggou se contenta de répondre à Boudy par:
- Finis de déjeuner, c'est mieux pour toi que ce que tu me dis.
Le lendemain à la même heure Boudy revient à la charge et refait la même proposition à son associé juif.
Après avoir fini de manger, Aggou dit à Boudy:
- Maintenant je vais te répondre et je te charge de rapporter ce que je vais te dire à Sidi Hmad le Fkih.
- C’est promis, lui dit Boudy.
- As- tu jamais vu un juif du Ksar aller colporter à l'officier français des affaires indigènes des informations sur une personne du Ksar ?
- Non repondit Boudy.
- As-tu vu un juif modifier le sillon limitant son champ pour l'agrandir au dépend du champ de son voisin ?
- Non, répondît Boudy.
- As-tu vu un juif tuer son neveu orphelin pour l'hériter et s'emparer de ses biens?
- Non repondit Boudy.
- Et ces pratiques ne sont-elles pas courantes chez les musulmans du Ksar ?
- C'est arrivé en effet, dit Boudy.
- Alors, est ce à moi de venir chez-vous ou c'est à toi de venir chez-nous ?
- Je ne sais plus, répondît Boudy
Apres la prière d'Al 3asr Boudy retrouva le Fkih à qui il relata le dialogue échangé entre lui et Aggou.
Soutenant sa tête par la paume de sa main et après un moment de silence le Fkih dit à Boudy:
- Ne discute plus religion avec ton associé. Laisse-le dans sa religion et garde la tienne! À eux la leur et à nous la nôtre!
Sidi Hmad, le Fkih avait peur de voir Boudy se convertir au judaïsme.
* ( Khouya Brahim est un marabout du cimetière situé sur la rive gauche de Oued Ghriss à Goulmima où étaient enterrés juifs et musulmans. Il était vénéré par les deux communautés.)
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