LES HOMMES DE MON KSAR
BICHA ALI, LA FILLE D'AOURIR
Devenue veuve après le décès de son mari Moha ou Lhadj n’Ait Khettouch, Aicha que l’ensemble des habitants du Ksar d’Aourir appelaient par le prénom affectif de “Bicha” pour sa beauté et la finesse de sa taille, n’avait d’autre choix que d’aller revivre sous le toit de son père le grand Caïd Ali ou Haddou à Aourir.
Après quelques années de veuvage où Bicha refusait les nombreuses demandes en remariage de plusieurs personnes de la région, elle commençait à sentir le poids des tâches ménagères répétitives et des travaux de fauchage de luzerne dont la femme de son père la chargeait.
Elle lui arrivait des fois avant de traire les deux vaches de la famille de passer du temps à pleurer toute seule son sort.
Un jour de grande tristesse, elle décida de traverser l’oued qui sépare Aourir de Mmou pour se rendre au mausolée du Saint patron de Tadighouste, le Chérif Moulay Abdellah pour l’implorer et demander sa bénédiction. Après avoir déposé quelques bougies en offrande sur la tombe du défunt et laisser couler quelques larmes, elle se leva, et fit au saint la promesse d’accepter toute demande en mariage qui lui parviendrait en prononçant ces mots:
“Moulay Abdellah, toi et Lalla Ouliya, rendez-moi aveugle si je refuse la demande en mariage de tout homme qui se présenterait pour m’épouser”.
A Goulmima un nomade portant le nom de Moha Ouidani qui est venu il y a quelques mois se sédentariser et habiter le Ksar de Goulmima après avoir refusé de continuer à faire paître le troupeau de son père du côté d’Amaglagal, cherchait à refaire sa vie après s’être séparé de sa première femme avec qui il n’arrivait pas à avoir d’enfants. Moha prend son courage à deux mains et se rend à Aourir pour demander la main de Bicha Ali même si en son fort intérieur il se disait que sa demande avait de fortes chances d’être rejetée.
Les deux grands frères de Bicha, Bassou et Ahmed ne virent pas d’un bon œil une liaison entre leur sœur, fille d’un grand Caïd avec un Arahal qui, il y a quelques mois encore était derrière son troupeau. Mais, le Caïd Ali ou Haddou en grand stratège politique ne partageait pas l’avis de ses deux grands fils. Il savait que ce nomade en devenant son gendre, peut faire rallier l’ensemble des nomades “imsayfen” qui contrôlaient toute la zone entre Tarda et Goulmima. Ce qui va renforcer son autorité vu la renommée du courage et de la bravoure de ces hommes d’Assmer. Se comportant en homme sage, le Caïd Ali dit à ses deux fils, laissons Bicha, qui est la première concernée prendre sa décision.
Les trois hommes appelèrent Bicha et lui demandèrent si elle acceptait de prendre comme mari un nomade portant le nom de Moha Ouidani qui habite Ighrem n’Igoulmimen ?
Bicha dit oui sans même demander comment est l’homme qu’elle allait épouser.
Une semaine après la demande en mariage Bicha fut montée sur un mulet et conduite au domicile de son nouveau mari.
Aussi bien à Goulmima qu’à Tadighouste, et dans toute la vallée de Ghriss, de nombreuses personnes n’arrivaient pas à comprendre comment cette belle femme qui est de surcroît la fille d’un grand Caïd ait accepté d’épouser un nomade qui venait de s’installer au ksar et qui ne possédait qu’un seul et unique champ dans toute la palmeraie de Goulmima ?
Une interrogation qu’un poète du Ksar avait traduite par un izli resté culte lors de la tenue d’un Ahidouss devant la porte principale du Ksar. Le poète qui a été gratifié par une salve de youyous d’autres femmes avait dit dans son izli:
« Chouf i Bicha Ali n’Ali, ****
Touwel ouharrou bou youwn oumatar ! »
Ce ver de poésie avait beaucoup affecté Bicha Ali. À Itto Moha n’Ait Abba son amie et confidente qui lui avait suggéré de contacter un poète de Tadighouste pour répondre au poète de Ghriss, Bicha avait répondu: ma réponse leur sera faite dans quelques années quand ils viendront compter le nombre d’imatarne à « inourir » (l’aire à battre) de Moha Ouidani.
Bicha Ali avait vu juste, car quelques années plus tard, la tente de Moha Ouidani devient prospère et celui qui était un simple nomade qui venait de s’installer au Ksar devient un des notables d’Ighrem. Les ventes chaque année de ce que produisait sa part de cheptel laissée à ses cousins nomades lui ont permis d’acheter de nombreux champs et de transformer sa maison en une des plus grandes et belles demeures du Ksar.
Cette prospérité n’a point changé le comportement ni sa relation avec ses cousins et ses amis qui étaient restés nomades. Il les recevait chez-lui à chaque fois qu’ils venaient s’approvisionner le jour du Souk.
Moha et Bicha eurent deux enfants auxquels ils donnèrent les noms de Sékou et de Fatima (Tadmochte). Sékou en souvenir de son frère décédé qui portait le même prénom et qui était le père de Mahdi et Daassou.
Entre temps le Caïd Ali ou Haddou qui a été nommé par le Sultan My Hassan 1er, fut remplacé par son fils Bassou par l’administration coloniale qui voulait assoir plus son autorité.
À Goulmima, la vie suivait son rythme selon les saisons jusqu’au jour où la population est informée de la révolte contre l’occupant d’un certain Zaid ou Hmad qui ne cessait d’attaquer les forces d’occupation et ceux qui les représentaient. Les exploits du maquisard et les embuscades qu’il tendait aux forces d’occupation et qui faisaient de nombreuses victimes dans les rangs de l’armée coloniale et de ses collaborateurs constituaient le sujet de discussions des familles le soir autour du feu. L’homme était ci-rusé qu’Il déjouait tous les pièges et les plans qu’établissaient les forces françaises pour le capturer. Il se déplaçait avec aisance comme un poisson dans l’eau dans toute la région allant de Tinghir à Ksar-Es-Souk (Errachidia) et d’Assoul, à Ait Hani, à Aghbalou N’Kerdous.
N’arrivant pas à mettre la main sur ce grand révolté du Sud-Est, l’administration coloniale cherchait à connaître ses complices et ceux qui lui fournissent les munitions. Trouvant un prétexte pour se débarrasser de Moha Ouidani qui est devenu gênant pour le Caïd qui venait d’être nommé par les autorités françaises et qui habitait le même Ksar que Moha, ce Caïd envoya un de ses familiers dire aux autorités françaises que Zaid ou Hmad se procurait une partie de ses munitions auprès des nomades (imsayfen) que leur fournissait Moha Ouidani par l’intermédiaire de Fadma M’Bark sa servante de couleur noire (Tismakhte) qui se rendait pendant les nuits sans lune remettre les munitions aux nomades sur les hauteurs d’Assedrem.
Le même jour de la dénonciation, les Mokhazni et le Caïd vinrent arrêter Moha Ouidani et sa servante. Cette dernière fut condamnée à six mois de prison et Moha Ouidani fut jeté en prison sans être jugé avant d’être rejoint deux jours plus tard par tous les nomades qui vivaient entre Goulmima et Ksar-Es-Souk. Leurs troupeaux furent regroupés au pied de la montagne sur le lieu dit “Daw Lboste” avec l’interdiction d’aller paître sur le plateau d’Asdrem. Chaque jour les femmes de ces nomades arrêtés, jetaient dans un puits du côté d’isselly n’Moha ou Lhaj des dizaines de chèvres et de brebis qui mourraient de faim.
En plus du Mulet de la famille qui fut réquisitionné pour les travaux forcés, Bicha Ali fut chargée par l’administration coloniale de préparer chaque jour le pain pour tous les prisonniers qui sont au nombre de dix-neuf y compris son mari et la servante.
Lorsque il ne restait plus de blé ni d’orge pour préparer le pain quotidien aux prisonniers, Bicha Ali, prend la main à ses deux enfants et se rend au complexe administratif (Lbirou) où siégeait le commandant chargé des affaires indigènes.
L’officier appela un certain Baghou qui servait de traducteur pour qu’il lui explique ce que veut Bicha Ali.
Aucunement impressionnée par les deux hommes Bicha Ali dit à Baghou:
- Dis au roumi que je suis venue lui remettre la clé de ma maison et qu’il en fasse ce qu’il veut !
Pourquoi questionna l’officier ?
- Nos silos à grains sont vides. Vous nous avez interdit de vendre quoi que ce soit pour m’approvisionner et plus rien ne me reste pour nourrir les prisonniers et mes enfants.
- Et que comptez-vous faire demanda l’officier ?
Alors que l’officier s’attendait à ce que cette dernière qui est fille de Caïd Ali ou Haddou avant d’être la sœur de Caïd Bassou ou Ali lui dise qu’elle allait remonter Oued Ghriss et regagner la maison paternelle, Bicha Ali d’un ton ferme, emprunt de fierté d’une femme de grande tente lui répond :
- Je vais suivre le cours vers l’aval de l’oued et je vais me rendre à Fezna, car là-bas je serai loin de vos exactions !
L’officier qui entre-temps avait l’information de la mort de Zaid ou Hmad à Tadafalte, demande à Baghou de dire à Bicha Ali qu’à partir de demain, elle ne se sera plus chargée que de la nourriture de son mari, que le mulet de la famille ne sera plus réquisitionné et qu’elle est autorisée à vendre une de ses deux vaches pour s’acheter du blé et ce dont elle avait besoin pour nourrir ses enfants et son mari.
Bicha Ali repart en tenant les mains de ses deux enfants sans avoir entendu les paroles d’admiration dites à Baghou par l’officier français qui avait trouvé en cette femme la dignité et la fierté qui caractérisent les femmes des Ait Marghades.
Quelques semaines plus tard après la mort de Zaid ou Hmad, Moha Ouidani et treize des dix-sept nomades furent libérés, leurs quatre camarades manquants étaient morts durant leur détention en prison et ont été enterrés au cimetière d’Agoumad. Quant à Fadma M’Bark la servante, après sa sortie de prison elle fut recueillie par la famille de Omar ou Chabli, chez qui elle est restée jusqu’à sa mort.
Les années passèrent, les gens du Ksar oublièrent et à leur tour se font oubliés. Les descendants de ceux qui étaient en quelques sorte les complices de Zaid ou Hmad furent chassés de leur pâturages. Sous le regard impuissant, triste et lointain du mont Bourouh, Amaglagal, fût passé des mains des Saoudiens à celles des Qataris. Une cage pour les outardes fut installée là où naquit sous une tente nomade un certain Moha Ouidani.
Virginia, 30/11/2017
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